Zombis : l'origine haïtienne
- pansiotphilippe
- 9 févr.
- 10 min de lecture
Musée du Quai Branly, Paris, janvier 2025
L. et moi nous sommes rendus le 25 janvier au Musée du Quai Branly. C'était la première fois que L. y mettait les pieds. Ma deuxième fois, seulement. Cela faisait plus de dix ans que je m'y étais rendu.

La mort étant l'une de mes préoccupations majeures, je ne pouvais pas manquer cette exposition.
Je ne m'attarderai pas sur les déceptions.
Je vous parlerai, notamment :
d'un poisson nommé fugu
d'un poison nommé tétrodotoxine
de profanations
de sorciers nommés bokor
d'une société très secrète, nommée Bizango
de fantômes d'enfants morts
de la mort morte
d'une armée des ombres
de Maman Brigitte
de possessions
de vaudou
de zombification...
Ce mort, non-mort, ce mort vivant, ce mort maintenu en état de vie, le zombi, est en Haïti, bien éloigné du zombi que nous connaissons actuellement.
Il n'est pas ce mort assoiffé de sang et de chair fraiche. Il n'est pas ce Walking Dead, capable d'arpenter des centaines de kilomètres, orienté par un bruit et guidé par les pas de sa horde. Il n'a pas l'allure effroyable de ces corps décharnés, tripes à l'air, claudiquant sur un morceau de tibia, un trou dans la joue gauche.
Le zombi haïtien, l'original, est un syncrétisme de croyances, de souffrances et de pratiques. Il est vectorisé par les routes transatlantiques du commerce triangulaire. Il est issu d'une déterritorialisation, changement de lieu, d'espace, changement d'identité. Afrique subsaharienne + vaudou + catholicisme + esclavage transatlantique + insularité + caraïbes sont, entre autres, les éléments de l'équation complexe qui voit surgir le zombi haïtien.
Il débarque d'Afrique, nzambi d'une zone frontalière entre la République du Congo, le Gabon et l'Angola. Une âme errante, l'esprit d'un défunt, le fantôme d'un mort. Aux corps morts parfois un peu de vie est restituée. Au Bénin, au Togo, au Nigéria, les revenants font des cabrioles sur la place du village, dans leur tissus précieux colorés et étincelants, composés de textiles et cauris (coquillages), parfois de paillettes, de corne d'antilope. Le non-initié meurt instantanément s'il touche le costume d'un egungun (photos ci-dessus). Dans ces cultures et dans d'autres encore, les fantômes s'incarnent dans des masques ou des statuettes. Ce sont le plus souvent le fantôme d'un enfant mort.
D'un enfant mort. Percussion des contraires. Sonorités oxymoriques. L'enfant porte en lui le potentiel de vie le plus élevé (en théorie), il n'est qu'espérance de vie, il est le plus vivant potentiel vivant des vivants. La mort d'un enfant est un réel extrême, l'Événement, la mort morte, la mort qui ne peut être outrepassée. L'enfant mort c'est mon enfant qui ne survit pas à ma mort, c'est la génération rompue, je meurs ça meurt. L'enfant mort c'est un futur générateur, créateur de futur, qui disparait avant de générer le futur. Arrêt du temps. Le présent s'est écrasé contre lui-même, il se retourne sans cesse, le passé le dévisage. C'est un fantôme, nécessairement, une apparition, nécessairement, bien réelle, l'Événement qui, arrivé, n'en finit pas d'arriver, persistance, hantise, bien dans ta gueule, bien dans tes insomnies.
Ce mot, le nzambi, cette croyance, et tout le vaudou qui l'accompagne accostent cette ile sur le bateau du commerce triangulaire. Ils abordent Haïti en esclaves. Alors sur cette ile, ce mot, le nzambi, déterritorialisé, il se transforme, cette croyance, elle s'insularise, elle a tout l'espace contraint par la mer qui l'enserre pour se particulariser, elle intègre peu à peu en elle cette métamorphose totale de l'existence, de la naissance à la mort, cette emprise de l'homme sur l'homme, cette dépossession de la liberté de disposer de soi-même, la mort sociale, the fucking esclavage.
Le zombi haïtien donne chair à cette survivance. Ce n'est plus seulement un objet concret, un masque, une statuette, un costume animé. C'est un corps bien visible, que tout un chacun peut voir, que tous les saints Thomas peuvent toucher pour y croire. Un corps animé, plein d'anima, et même un corps humain, qui a toute l'apparence de l'humain, qui vit, se meut, agit, se nourrit, boit, fume, travaille, un corps comme des milliers d'autres que l'on croise dans les rues, les usines, les champs de canne à sucre. Qui se vêtit comme ses congénères. C'est un vivant, du moins il en a toutes les apparences.
Ce n'est plus que rarement un enfant. C'est le plus souvent un adulte. Le zombi haïtien est un adulte vivant avec son corps humain de vivant, qu'on ne peut, à l'œil nu, distinguer de tous ces autres vivants qui peuplent Haïti.
Mais ce vivant, il est déjà mort. Il faut mourir pour prétendre au nom de zombi. Mourir et puis vivre à nouveau. Le zombi haïtien est un mort ramené à la vie, mais pas à la vie putréfiante, malodorante, blafarde, uniquement assoiffée de sang frais. C'est un mort ramené à une vie d'esclave, sous emprise, à une vie soumise, passive. Il est la marionnette d'un bokor (un sorcier). C'est un vivant qui est privé de son libre-arbitre, de sa liberté. Sous l'autorité du bokor, maintenu dans un état d'hébétude, il travaillera à son service dans un champ de canne à sucre, dans une usine ou dans une habitation.
Cette résurrection si particulière, pour une vie très amoindrie (j'aurais dit, il y a quelques années, une vie de plante, mais je retire ce genre d'expressions devant la complexité, encore bien insoupçonnée par nos sociétés, du vivant) - est-ce vivre que de vivre sans libre-arbitre - cette résurrection pour cette vie d'esclave, procède, bien entendu de tout un rituel. C'est le bokor lui-même qui "lève" le corps, profane la tombe, en extirpe le cadavre. C'est lui-même qui le réanime. En le flagellant avec des herbes. Et lui injectant un contrepoison.
Un contrepoison.
A-t-il été empoisonné, ce zombi ? Oui.
Alors c'est un peu comme s'il avait été contaminé... par un autre zombi ? ... mordu ? Non.
Il n'a pas été mordu. Il n'a pas été contaminé par un autre zombi. Encore une fois, nous sommes loin de Walking Dead.
Ce contrepoison est un contre-poisson. Il faut, au plus vite, contrer l'effet du fugu. S'il est mort, celui que le bokor ramène à la vie, c'est parce qu'il a été intoxiqué par ce tetrodon. La victime l'ignorait, ses vêtements étaient remplis de la tétrodotoxine que produit ce poisson, mêlée à toutes sortes d'éléments végétaux et animaux urticants et à de la poudre d'ossements humains.
Ce n'est pas un poison qu'on boit, pas plus qu'on ne le mange. C'est un poison de contact, de peau à peau, au contact du vêtement ma peau absorbe la préparation du sorcier. C'est une sorte de tunique de Nessos, une mort à la Héraclès. Mais à ce qu'on sait, l'empoisonnement se fait sans douleur.
La voilà, elle aussi, la Caraïbe, car ce ne sont pas seulement les pratiques et les croyances africaines qui ont traversé l'Atlantique qui participent du zombi haïtien. Il s'y mêle aussi les pratiques et savoirs des populations autochtones précolombiennes de la Caraïbe, des Taïnos, des Arawaks, des Kalinagos, en particulier dans l'usage des poisons, des toxines, et des stupéfiants.
L'empoisonnement entraine la mort au bout de quelques heures.
Deux témoins signent le certificat de décès. On enterre rapidement la victime. Et c'est à la nuit suivante que le bokor vient profaner la tombe, sortir le cadavre, pour le ramener ensuite à la vie - à cette vie de zombi.
Ces témoins... qui sont-ils ? Ils appartiennent à la société secrète qui a condamné la victime. N'est pas zombi qui veut. Le parcours "classique" (voir note en fin de blog) pour devenir zombi, c'est d'être condamné à la zombification par la société secrète Bizango. Descendants d'esclaves marrons, ses membres exercent une justice préventive et curative, magique, parallèle au système judiciaire haïtien.

Il existe une dizaine d'autres sociétés secrètes vaudou issues des marrons, exerçant d'autres rôles.
La société Bizango s'entoure de fétiches, des personnages en tissu rembourré, composés à partir d'os humains (surtout des crânes) et animaux (cornes de vaches), de cheveux, de morceaux de bois, de miroirs (qui permettent de capter la lumière et de repousser les mauvais sorts), mais aussi de métal, de bouteilles en verre et d'éclats de verre, ou encore de jouets d'enfants.

Les fétiches portent les couleurs rouge et noire de cette société secrète. Ils contiennent en eux une partie de l'esprit des anciens initiés. À la nuit tombée, ils accomplissent les sortilèges lancés par les adeptes Bizango.

Plus ils sont l'objet de sacrifices et de libations, plus ils se couvrent de coulures de cire et de projections d'huile et de sang.
Ils forment l'armée des ombres. The army of shadows.

Mieux vaut ne jamais rencontrer l'un d'eux la nuit tombée.
Mais le pire, c'est bien de se retrouver devant leur accumulation. Elle a bien pour rôle d'être "effrayante", "impressionnante", les mots sont faibles.

Si vous vous retrouvez devant une accumulation de ces fétiches, devant une réunion de cette armée des ombres, c'est l'heure de votre jugement. Je ne sais pas si, dans ce tribunal, l'accusé est présumé innocent. Je ne sais pas si devant cette armée des ombres nous avons la moindre chance, le droit, de ne pas être jugé coupable.

Avant d'en arriver là, il nous faut anticiper les possibles sortilèges, les contrer au péristyle, dans ce sanctuaire du vaudou haïtien. Apprendre, autour du potomitan, autour de cette colonne centrale, parmi les crucifix, les céramiques rituelles, à communiquer avec les esprits protecteurs, à les introduire dans notre vie quotidienne, à nous laisser posséder par les loas, nos divinités. Nous les attendons, près des bougies, des bouteilles d'alcool, des vèvès dessinés à même le sol. Sur les murs, autour, des chromo-lithographies, des impressions couleurs, de saints catholiques, provenant d'Italie, de Cuba. Chaque loas correspond à un saint catholique. Nous les attendons, les loas, nous attendons qu'ils nous chevauchent.

Dans la chambre des secrets, le houngan ou la mambo (le prêtre ou la prêtresse) entreposent des objets qui ne doivent pas être visibles de tous les initiés.
Certains de ces objets sont des végétaux et de la terre enveloppés dans du tissu décoré de plumes, rubans, paillettes. Parmi ces paquets congo, il y en a qui contiennent le "corps subtil" de fidèles (une partie de leur âme) pour les protéger notamment contre le risque de zombification.
J'en appelle au Baron Samedi.

J'en appelle au Baron Samedi et à ses métamorphoses, Baron Cimetière, Baron La Croix, et Baron Kriminel.
J'en appelle à l'Esprit des morts, au Maître et Gardien des cimetières, au Vengeur des injustices, des mauvais sorts.
J'en appelle à celui qui incarne la frontière entre la vie et la mort, la débauche et la mort, à sa figure espiègle.
J'en appelle à Maman Brigitte.
J'en appelle à son pouvoir protecteur, à ses capacités à guérir et briser les malédictions.

J'en appelle aux Guédés.
Avec ces esprits de la mort, sous la conduite de Maman Brigitte et de Baron Samedi, je mange du piment cru, je fais couler du rhum arrangé pimenté sur mon sexe, je cris des obscénités, j'écris des obscénités, je croque du verre, je croque des vers, en noir et en violet.
J'entre dans les cimetières, vais consulter mes morts, je dépose sur leurs tombes des offrandes et de quoi agir pour moi. Des pots de terre cuite, des calebasses de matière végétale, des amas de cordes, des bouteilles fétichisées. J'ai peut-être enfermée avec un cadenas, dans l'une de ces bouteilles, un cordon ombilical. Dans l'une de ces bouteilles, j'ai peut-être mis la photo, le nom, et un papier portant l'écriture d'un ancien manager. Ou bien, pour "mourir" cette personne injuste, malfaisante, j'ai peut-être mis tout ça dans une poupée accrochée à "l'arbre sablier". J'ai demandé à mes défunts cette vengeance et surtout à Mémé Julienne qui dispose de grands pouvoirs.
Peu à peu je m'initie et je me constitue aussi mon vaudou. Je syncrétise à mon tour, je picore chez les Haïtiens, mais aussi dans ces vaudous qui ont influencé les pratiques haïtiennes : dans le vaudou béninois, dans le vaudou gabonais, et dans celui pratiqué en République du Congo. Le clou en fer ne troue plus seulement les murs de ma demeure, il traverse la chair, il n'accroche plus seulement des tableaux, il stimule mes divinités, il est le retour d'Héphaistos et de sa forge, il est le feu d'où il vient, dans la vie de ceux sur qui j'exerce mon sortilège.

Dans un petit cercueil en carton peut-être placerais-je une figurine en papier représentant la victime de ma sorcellerie et je ne passerais pas nécessairement par l'arbre sablier mais directement par le défunt, comme dans le rituel macumba du Brésil, car je ne me refuse aucune influence, je ne refuse aucun espace-temps, car je ne crois pas au Progrès de l'âme humaine, seulement à ses transmutations.
Michelet Dieu.
Clairvius Narcisse.
Les 9 esclaves de Ti Joseph et Croyance.
Francina Ileus.
Felicia Felix-Mentor.
Medula Charles.
Wilfried Pierre.
Adeline D. (Mirlande Antoine).
Ces Haïtiens et Haïtiennes ont été zombis. Et un jour, ne l'ont plus été. Un jour, ils ont quitté cette existence pour une autre. Lisez leurs récits.
Certains, comme les 9 hommes dont Ti Joseph et son épouse Croyance proposèrent les services à l'usine sucrière de la Haitian-American Sugar Corporation, sont rentrés dans leur tombe. Croyance leur distribua un jour des arachides salées. Les 9 hommes se précipitèrent alors, en courant, vers le cimetière et s'engouffrèrent dans leur tombe pour reconstituer leur cadavre.
Les zombis ne sont pas allergiques à l'arachide. Mais la privation de sel dans leur régime alimentaire les maintient dans leur existence de zombi. Les arachides étaient salées. Le sel libéra ces hommes. Cela leur rappela peut-être leur soif de vivre. C'est sans doute pour ça qu'ils se précipitèrent dans leur tombeau.
Certains zombis, eux, nous "reviennent" et nous rapportent leur expérience. Cela fait parfois plusieurs années voire plusieurs décennies qu'ils ont disparu ou que leur tombe est vide. Tout zombi peut "revenir" à la "vie d'avant" (comment ne pas mettre de guillemets ? il est impossible de considérer ce retour comme appartement au régime du même) à la suite de la mort de son bokor.
Ne leur défoncez pas le crâne à coups de batte de baseball entourée de fil de fer barbelé nommée Lucille.
Ni ne leur enfoncez un couteau dans le cerveau.
Donnez leur du sel. Ils mourront. Mais ils mourront à cette vie de zombi.
Tuez leur bokor. Ils vivront. Sans emprise.
Mais si je ne peux pas tuer leur bokor et souhaite cependant qu'ils survivent ? Personnellement, je ne sais pas encore s'il est possible de modifier le traitement du zombi sans l'intervention du bokor.
Note :
Il existe en réalité 4 types de zombis dans la typologie haïtienne. L'exposition et notre écrit s'est focalisée sur le zombi dit "classique", individu jugé et condamné par des sociétés secrètes appliquant une justice magique parallèle à celle des hommes.
Le zombi "criminel", lui, est empoisonné directement et sans la moindre forme de procès. Il existe aussi le zombi "psychiatrique" dont je ne sais rien encore. Le 4e type serait le zombi "social", dans les cas d'usurpation d'identité.
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